LES FAITS
1. Selon l’arrêt attaqué (Montpellier, 21 janvier 2021), les 16 et 26 novembre 2001, les sociétés civiles immobilières Héritiers d’Exea et de Montrabech (les SCI) ont donné à bail rural à long terme à la société [Adresse 3] (la locataire) des terres en nature de vigne et de champ.

2. Le bail a fait obligation à la locataire de restructurer le vignoble à ses frais exclusifs.

3. Au motif de manquements de la locataire à ses obligations contractuelles, les SCI ont saisi le tribunal paritaire des baux ruraux en résiliation du bail et paiement de dommages-intérêts.

4. Ayant le 15 avril 2015 résilié le bail, Mme [L], agissant en qualité de mandataire liquidateur de la locataire, a, reconventionnellement, demandé l’annulation de la clause de restructuration du vignoble aux frais exclusifs de la locataire et l’indemnisation des frais d’arrachage, de défonçage et de replantation, des avances aux cultures, de la perte de valeur des stocks et du manque à gagner résultant de la résolution anticipée du bail imputable aux SCI.

5. Par arrêt du 28 juin 2018 la clause de restructuration du vignoble aux frais exclusifs de la locataire a été réputée non écrite et une mesure d’expertise, a été ordonnée sur les différents chefs de préjudice allégués par les parties.

EXAMEN DES MOYENS

Sur le cinquième moyen du pourvoi principal, ci-après annexé

6. En application de l’article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n’y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n’est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en sa deuxième branche

ENONCE DES MOYENS

7. La locataire fait grief à l’arrêt de fixer, au passif de sa liquidation judiciaire, à la somme de 493 966 euros la créance d’indemnisation des SCI au titre des fermages, alors « qu’à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour d’appel de nouvelles prétentions, si ce n’est pour faire juger notamment les questions nées de la survenance ou de la révélation d’un fait ; qu’en retenant en l’espèce que les demandes indemnitaires présentées pour la première fois en appel étaient recevables pour cette raison qu’elles faisaient suite à un premier arrêt ayant déclaré non écrite l’une des stipulations du bail, quand cette précédente décision avait simplement fait droit à une demande présentée dès la première instance, et ne constituait dès lors pas un fait nouveau rendant recevables des demandes nouvelles, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard de l’article 564 du code de procédure civile. »

REPONSE DE LA COUR

Vu l’article 564 du code de procédure civile :

8. Aux termes de ce texte, à peine d’irrecevabilité relevée d’office, les parties ne peuvent soumettre à la cour de nouvelles prétentions si ce n’est pour opposer compensation, faire écarter les prétentions adverses ou faire juger les questions nées de l’intervention d’un tiers, ou de la survenance ou de la révélation d’un fait.

9. Pour déclarer recevable la demande des SCI en restitution de fermages, l’arrêt retient que celle-ci, présentée pour la première fois en cause d’appel, a été formée postérieurement à l’arrêt du 28 juin 2018 ayant déclaré non écrite la clause imposant au preneur le renouvellement à sa charge du vignoble et n’est que la conséquence de cette annulation.

10. En statuant ainsi, alors que les SCI pouvaient, dès la première instance, demander à titre subsidiaire, la condamnation de la locataire, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Sur le quatrième moyen du pourvoi principal

Enoncé du moyen

11. La locataire fait grief à l’arrêt de rejeter sa demande d’indemnisation au titre des avances aux cultures, alors :

« 1°/ qu’il appartient au juge qui estime que le rapport de l’expert judiciaire désigné à l’occasion du litige est insuffisamment précis d’interroger l’expert ou d’ordonner un complément d’expertise ; qu’en l’espèce, en retenant qu’en l’absence de commentaires de l’expert judiciaire sur les documents comptables qui lui avaient été fournis, il n’était pas possible de retenir sa conclusion selon laquelle l’indemnité revendiquée par la société [Adresse 3] était conforme aux valeurs comptables certifiées, la cour d’appel, qui a fait supporter à la société demanderesse une insuffisance du rapport d’expertise, a violé les articles 1134 et 1147 anciens du code civil et l’article 1719 du même code, ensemble l’article 245 du code de procédure civile.

2°/ que le bien-fondé d’une demande indemnitaire ne dépend pas de l’exactitude de l’évaluation faite par le demandeur de son préjudice ; qu’en rejetant la demande en indemnisation des avances aux cultures à raison d’une incertitude sur le montant de ce préjudice, la cour d’appel a statué par un motif inopérant et privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 et 1147 anciens du code civil et de l’article 1719 du même code. »

Réponse de la Cour

Vu les articles 4 du code civil et 245, alinéa 1er, du code de procédure civile :

12. Il résulte du premier de ces textes que le juge ne peut refuser de statuer en se fondant sur l’insuffisance des preuves qui lui sont fournies par les parties.

13. Aux termes du second, le juge peut toujours inviter le technicien à compléter, préciser ou expliquer, soit par écrit, soit à l’audience, ses constatations ou ses conclusions.

14. Pour rejeter la demande de la locataire au titre des avances aux cultures, l’arrêt retient que l’expert a indiqué que le montant revendiqué était conforme aux valeurs comptables certifiées mais que les SCI font, à juste titre, remarquer que les documents versés au débat, et non véritablement commentés par l’expert, ne permettent pas de retenir ce montant.

15. En statuant ainsi, sans évaluer le montant d’une créance dont elle constatait l’existence en son principe, la cour d’appel, à laquelle il appartenait, dès lors qu’elle estimait que le rapport de l’expert judiciaire, désigné à l’occasion du litige, ne lui permettait pas de se déterminer, d’interroger celui-ci ou d’ordonner en tant que de besoin un complément ou une nouvelle expertise, a violé les textes susvisés.

Sur le premier moyen du pourvoi incident, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

16. Les SCI font grief à l’arrêt de fixer à une certaine somme l’indemnité au titre des frais d’arrachage, de défonçage et de replantation réalisés par la locataire, alors « que le droit à l’indemnité de preneur sortant sur le fondement de l’article L. 411-69 du code rural et de la pêche maritime se prescrit à peine de forclusion par douze mois à compter de la résiliation du bail ; qu’au cas présent, la résiliation du bail ayant eu lieu le 15 avril 2015, les exposantes faisaient valoir que la demande d’indemnité de preneur sortant formulée pour la première fois dans les conclusions régularisées en juin 2016 devait être déclarée prescrite ; que pour rejeter cette demande, la cour d’appel a retenu que la prescription n’avait pu courir qu’à compter de l’arrêt de la cour d’appel de Montpellier du 28 juin 2018 ; qu’en statuant de la sorte, alors que le délai de forclusion édicté par l’article L. 411-69 du code rural et de la pêche maritime a pour point de départ la résiliation du bail, la cour d’appel a violé l’article L. 411-69 du code rural et de la pêche maritime. »

Réponse de la Cour

Vu l’article L. 411-69, dernier alinéa, du code rural et de la pêche maritime :

17. Aux termes de ce texte, la demande du preneur sortant relative à une indemnisation des améliorations apportées au fonds loué se prescrit par douze mois à compter de la date de fin de bail, à peine de forclusion.

18. Pour recevoir la demande de la locataire, sur ce fondement, au titre des améliorations apportées au fonds loué, l’arrêt retient qu’elle ne peut être considérée comme atteinte par la prescription qui n’a pu courir qu’à compter de l’arrêt du 28 juin 2018.

19. En statuant ainsi, alors que l’article précité a instauré un délai de forclusion d’un an courant à compter de la fin du bail, insusceptible, sauf dispositions contraires, d’interruption et de suspension, la cour d’appel a violé le texte susvisé.

Et sur le second moyen du pourvoi incident

Enoncé du moyen

20. Les SCI font grief à l’arrêt de fixer à une certaine somme l’indemnisation du manque à gagner, alors « qu’en cas de résiliation fautive anticipée d’un contrat à durée déterminée, seul l’auteur de cette résiliation fautive peut être condamné à réparer le préjudice né du manque à gagner de son cocontractant ; qu’au cas présent, la société [Adresse 3] demandait à ce que les sociétés bailleresses soient condamnées à lui payer une indemnité destinée à compenser le manque à gagner qu’elle soutenait avoir subi du fait de la résiliation anticipée du bail, résiliation prononcée à la demande de sa liquidatrice Maître [M] [L] mais qu’elle prétendait imputer à la malignité des bailleurs ; que la cour d’appel a retenu, par un chef de dispositif non contesté, que la résiliation était le fait de la décision exclusive de Maître [M] [L], es-qualités, sans qu’aucune faute ne puisse être imputée aux bailleresses ; que cependant, elle a condamné les exposantes à indemniser le manque à gagner la société [Adresse 3] dû à la résiliation anticipée du contrat ; qu’en condamnant les bailleresses à réparer un préjudice lorsqu’elle constatait que son fait générateur, la résiliation anticipée du contrat, ne leur était pas imputable, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences de ses propres constatations et a ainsi violé les articles 1134, 1147 et 1184 du code civil dans leur rédaction applicable à la cause. »

Réponse de la Cour

Vu l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :

21. Aux termes de ce texte, le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages-intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part.

22. Pour faire partiellement droit à la demande de la locataire en indemnisation du manque à gagner résultant de la résolution anticipée du bail l’arrêt retient qu’au regard des conclusions de l’expert et des résultats des années précédant la résiliation, il convient de fixer l’indemnisation à 300 000 euros.

23. En statuant ainsi, après avoir relevé que la résiliation du bail n’était pas imputable aux SCI, la cour d’appel, qui n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations, a violé le texte susvisé.

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :

CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu’il fixe à la somme de 493 966 euros l’indemnisation au titre des fermages la créance de la société civile immobilière Héritiers d’Exea et de la société civile immobilière de Montrabech au passif de la liquidation judiciaire de la société [Adresse 3], en ce qu’il fixe la créance de la société [Adresse 3] à l’encontre de la société civile immobilière Héritiers d’Exea et de la société civile immobilière de Montrabech à la somme de 273 000 euros au titre des frais d’arrachage, de défonçage et de replantation et à celle de 300 000 euros au titre de l’indemnisation du manque à gagner et en ce qu’il rejette la demande de la société [Adresse 3] au titre des avances aux cultures, l’arrêt rendu le 21 janvier 2021, entre les parties, par la cour d’appel de Montpellier ;

Remet, sur ces points, l’affaire et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d’appel de Lyon ;

9 mars 2023 Cour de cassation Pourvoi n° 21-13.646